lundi 9 février 2015

Porter sa croix, mais laquelle? (partie 2/2)

Christ Miséricordieux de Faustine. Image empruntée ici.



 Partie 2. Questions ouvertes. Kesado-porter-sa-croix en sac à dos ?


C’est une antienne dans le monde catho. Une parole sur l’attitude bonne à adopter devant la douleur qui fait partie de l’existence ? Sur les sacrifices à assumer dans la vie ? Et hop, vas-y que je te sors le « il faut porter sa croix ».
Cette parole de Jésus est rapportée dans l’Evangile selon Luc (14-27) ,ou encore selon Saint Matthieu, 16-24 :
 « Si quelqu’un veut marcher derrière moi, qu’il renonce à lui-même, qu’il prenne sa croix et qu’il me suive ».

Évidemment, beaucoup de propos humains nous aident à interpréter, comprendre et approfondir ces paroles du Christ, de la vulgarisation à la théologie compliquée. Utilisez google et google books, et vous trouverez ! On y apprend que « notre » croix n’est ni à choisir ni à rechercher. Elle est présentée à nous, elle est le cela qui nous arrive. Elle EST le réel, notre expérience du monde, nos épreuves singulières.

Il y a un voisinage entre porter notre croix et ce qu’enseignait le sage Svami Prajnanpad sur l’attitude d’acceptation et de lucidité qui amène l’homme éveillé à obéir à la situation, à l’accepter et à l’embrasser pleinement, pour y répondre de la seule manière juste : en faisant ce que demande cette situation (ou encore, en donnant à autrui précisément ce qu’il a besoin de recevoir de notre part). Dépasser son égo, ses appartenances, ce à quoi on s’accroche, prépare le cœur à un amour radical, à un choix définitif. La croix portée, parce que la situation y appelle, précède l’entrée en liberté dans le sacrifice. Dans l’édition MaMe du Nouveau Testament (2003) les paroles de Luc interviennent dans un passage intitulé par les traducteurs « L’urgence du choix à faire » :

« De grandes foules faisaient route avec Jésus ; il se retourna et leur dit : « Si quelqu’un vient à moi sans me préférer à son père, sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères et sœurs, et même à sa propre vie, il ne peut pas être mon disciple. Celui qui ne porte pas sa croix pour marcher derrière moi ne peut pas être mon disciple ».

Jésus n’est pas le guru d’un programme de développement personnel ou d’un club du samedi soir. Aux foules, il le dit : marcher derrière moi est terriblement difficile. Cela implique des sacrifices à ma mesure. J’en vois parmi vous qui ne peuvent pas être mes disciples. Voyez à quoi cela engage.

Parce que c’est une métaphore, on parle de « la » croix au singulier. Parfois on entend, on lit, que des croyants (parfois de grands croyants) ont identifié « leur » croix comme étant ceci ou cela. Il s’agirait de discerner chacun « sa » croix singulière, comme si celle-ci était un évènement dans nos vies. Mais l’Agneau souffre tout au long des récits d’Evangile. Notre manque de foi et d’amour est ce qui le heurte le plus. Il s’en attriste ouvertement devant les apôtres. Et sans doute a-t-Il souffert d’avoir à mettre la distance du Père entre Jésus d’une part, et Joseph et Marie d’autre part, comme cela est relaté plusieurs fois les Livres qui relatent l’histoire de Son passage dans le monde. Ce qu’Il dit, Il l’a éprouvé.

Par ailleurs, Jésus a porté Sa croix à dessein. Il était vrai Dieu et vrai homme. Il a tout donné. C’est l’esprit de Son sacrifice qui fut créateur. Il a changé le monde. Il a sauvé les hommes.

C’est le geste de porter qui sauve, pas l’objet de la croix. Celle-ci doit avoir une fécondité, qui n’est pas toujours éclatante, pas immédiate, mais qui est autre chose qu’elle-même. Sinon, elle est purement expérience de la souffrance.
Combien de convertis par le regard d’amour du Christ alors qu’Il marchait Son chemin de croix ?

Dans le cadre de ma vie active, j’ai pérégriné dans des hôpitaux, des prisons, des lieux de ce genre. Il y avait un bénévole à plein temps qui donnait tous ses jours et toute son énergie aux pauvres. Cet homme était chrétien – nos conversations ont eu grandement leur part dans ma (re)-conversion. Nous parlions un jour de Mandarine, un homme auquel il rendait visite tous les jours. Le bonhomme avait une personnalité singulière - pour un psy (je ne le suis pas), Mandarine se posait là dans un spectre de personnalité narcissique, avec une coloration manipulatrice (sinon perverse). Avec moi, il était mielleux, plaintif, poisseux, grandiloquent. Victime et poète. Avec Grand Combien, mon ami, il s’avérait ordurier, abject, infect, déversant des torrents d’horreurs. Grand Combien m’expliquait que Mandarine l’insultait et l’attaquait pendant tout le temps que duraient leurs rencontres. Je lui demandais pourquoi il continuait à lui rendre visite. Il me répondit, en somme, que Mandarine ne savait faire que cela, avait besoin de ces rencontres, et de ce qu’il en faisait– vider son sac, en sommes. Et que quant à lui, Grand Combien, il était capable d’entendre tout cela sans se laisser altérer. Saint homme ! Mais il faisait cela parce qu’il pouvait endurer, comme une averse, la pluie acide de ces paroles malveillantes, les recevoir sans les absorber. Il connaissait ses capacités et avait pesé sa croix. Belle et étrange aptitude d’amour à s’ouvrir sans laisser entrer le mal. D’ailleurs, sans doute le Christ était ainsi: je ne pense pas qu’il fut abimé en son for intérieur par les pharisiens, ni par le Tentateur du désert. Il disait ce qu’il avait à répondre. N’allons pas porter des croix qui nous arrêteraient dans notre chemin d’amour, ne nous jetons pas billes en tête dans toutes les causes. Mais dès que nous portons une croix, choisissons de la porter dans un grand OUI, comme Grand Combien.

Quant à Ptit Lion et moi, nous avons, parmi nos proches, une authentique casse-pieds. Une marathonienne du monologue qui ne s’essouffle jamais. Le pénible n’est pas tant l’espace qu’elle occupe de sa voix que cette manière robotique de parler pour parler, indifférente à autrui, mais étrangement indifférente aussi, semblerait-t-il, à l’objet même de ce débordement - elle parle sans s’écouter, peu importe. Oui, il est fatiguant de passer une heure ou deux heures en sa compagnie. Mais je la sais malheureuse, serrée dans les filets de ce besoin qui reçoit, en contre-récompense, un isolement social accru. C’est son drame social. Je reprends à mon compte un concept forgé par Everett Hughes. Il y a un malentendu insoluble entre elle et autrui. Elle crédite l'autre de pouvoir répondre à son besoin justement parce qu'il ne peut pas le faire! Le silence de l'interlocuteur, gonflé par le trop plein de sa parole, est perçu comme un espace (un espace qui ne demande qu'à être rempli). Dramatique erreur.  Elle a du mal à porter la croix de son isolement social. Plus elle s’épanche, agitée et plaintive… plus la plupart ont envie de fuir.
Alors, pour moi et Ptit-Lion, elle fait partie du bois dont notre croix est charpentée. C’est un petit effort de l’inviter régulièrement. Mais la dimension de la croix et son poids sont proportionnés à notre faiblesse. Nous n’en faisons pas trop non plus.

Jésus a dit que chacun porte sa croix et qu’il Le suive. C’est un long chemin, la croix sur notre épaule. Une vie. Nous devrons durer, continuer, et porter du fruit.
Que la croix soit trop légère, et notre expérience du voyage sera superficielle, d’un pas primesautier. Notre témoignage sera bavardage.
Si son poids est un peu plus pesant, sans doute aurons-nous besoin de modérer notre allure et soulagerons-nous nos peines en regardant autour de nous, fondant notre regard dans le paysage de Son amour. Nous serons creusés à Sa profondeur.
Le don de discernement nous est nécessaire pour voir de quel bois est faite notre croix. Une croix dynamique, qui se bâtit sur nos épaules et sur laquelle s’assoient des nuées d’oiseaux. Elle s’allège et s’alourdit tout au long. Nous la portons comme nous pouvons. Nous la portons. Plus notre « oui » sonne clair, plus nous pouvons dire que nous Le suivons. Plus nous voulons transformer notre mal en bien, mieux nous sentons qu’Il marche derrière nous, qui marchons pourtant loin derrière Lui, et sentons qu’Il daigne accompagner patiemment nos pas. Géant compagnon des lilliputiens que nous sommes. Un géant très discret ! J


Ce billet est dédié à mon amie Flèche d’Eau, qui a bien été obligée de porter la lourde croix de la tragédie qui frappa son foyer alors que sa vie de femme et d’épouse commençait. Elle a su continuer, avec tout ce poids à l’épaule, dans la fécondité d’une vie offerte au monde et au Seigneur. Elle a pu maintenir intact son amour pour le Christ, le faire connaître et le partager, et le temps venu, faire entrer la vie à nouveau dans son chemin. Un chemin dont je prie le Seigneur pour qu’il soit protégé de tout malheur. Que sa famille soit bénie et prospère dans la joie.




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